Le thème de « l’entreprise libérée » s’est positionné depuis peu, au cœur des débats sur le renouvellement et la transformation des pratiques managériales. La raison de cet engouement et de cette médiatisation en France, qui s’assimile à une forme de mainstream, est en partie liée à un phénomène classique : la publication d’un best-sellerLiberté &Cie, par Isaac Getz et Brian Carney en 2012.

En témoigne plus largement, le fort succès d’audience auprès du grand public, de la diffusion sur Arte en février 2015 du reportage intitulé « Le bonheur au travail ». Rappelons que le syndicaliste et auteur prolixe Hyacinthe Dubreuil (1883-1972) avait déjà dans les années 30 largement abordé le sujet dans deux ouvrages aux sous-titres significatifs : « L’organisation du travail fondé sur la liberté » (titré : À chacun sa chance, 1935), et « la libération des entreprises individuelles dans une entreprise géante » (titré : L’exemple de BAT’A, 1936), comme témoignage illustratif. Dans ce prolongement, d’autres courants participatifs plus récents sont apparus à partir des années 1950, comme ceux initialisés par le Tavistock Institut of Human Relation de Londres qui alimenteront dans les années 1960 le courant de la démocratie industrielle en Europe du nord, et trouveront en France un expression dans les années 1970 à travers le courant des Nouvelles Formes d’Organisations du Travail (NFOT).

UNE PROMESSE DE « LIBERATION »

Getz définit l’« entreprise libérée » dans un texte académique publié à l’été 2009 (California Mnagement Review, n°4), comme « une forme organisationnelle au sein de laquelle les employés jouissent d’une liberté totale et ont la responsabilité d’entreprendre des actions qu’ils considèrent comme être les meilleurs ». Cette vision quasi idyllique est illustrée à travers un condensé de stories telling présentées dans Liberté &Cie, décrivant et mettant en exergue des entreprises libérées référentes (Gore, FAVI, SOL, Harley-Davidson…), par des leaders visionnaires, charismatiques et inspirants. Ils auraient ainsi révolutionné la culture de leur firme, dont ils sont le plus souvent les propriétaires, facilitant une posture de héros incarnant à eux seuls cette démarche. L’« entreprise libérée » donc, repose sur quelques convictions fortes : adhérer à un projet commun, octroyer de l’autonomie et de la responsabilité aux salariés, rendre les contrôles superfétatoires dans un environnement fondé sur la confiance, accroissant ainsi les performances des organisations et le bonheur des salariés… Le tout au prix d’une réduction drastique des structures hiérarchiques et des fonctions support.
Naturellement cette promesse ainsi exprimée a fait l’objet de multiples critiques de professionnels et d’observateurs attentifs. Certaines, peuvent paraitre excessives, (imposture, asservissement, tyrannie, etc.). D’autres peuvent être recevables : régulation sociale insuffisante, montée des risques psycho-sociaux, turn over important, pression de groupe, gestion de carrière aléatoire, etc. Cette liste peut d’ailleurs être utilement complétée : une forte dépendance à l’égard de ces leaders libérateurs, qui sont quasiment les seuls à s’exprimer (les témoignages des salariés sont rarissimes), notamment sur les performances déclarées de leurs firmes ainsi « libérées ». Par ailleurs, il n’a encore jamais été scientifiquement démontré que le « bonheur » au travail favorise systématiquement cette performance. Mais peut-on prétendre faire le bonheur des salariés malgré eux ?

UN DEBAT SALUTAIRE ET UNE CONTROVERSE UTILE

On assiste un peu à une forme de quasi affrontement idéologique entre les tenants de la « libération » et ceux de « l’exploitation », à travers une polarisation entre un excès d’honneur et un excès d’indignation, rendant le débat nécessairement clivant et réducteur. Il n’empêche que cette démarche et le débat qu’elle suscite doit être pris au sérieux, au moment où l’on semble assister à une forme d’épuisement du management par les processus et que des études robustes, comme celle de la DARES (Synthèse Statistiques. Autonomie dans le travail, n° 16, octobre 2015), relèvent précisément que l’autonomie au travail en France, régresse pour l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. Dans cette perspective il importe alors de qualifier ce mouvement : relève-t-il d’une innovation managériale de rupture ? ou d’un simple effet de mode ? Il s’inscrit certes dans la filiation des théories sur la participation fondées sur des références partagées (autonomie, confiance, responsabilité des équipes, etc.). Mais, il s’en distingue cependant, du moins dans ses pratiques apparemment les plus abouties, les plus médiatisées aussi (exemple : Favi, probablement la plus convaincante). On peut, alors parler d’une forme de rupture (même si l’effet de mode s’en empare inévitablement), au regard d’un marqueur fort, selon lequel la participation démocratique s’applique quasiment à toutes les prises de décision de l’entreprise (recrutement, investissement, voire rémunération). À cela il convient d’y associer une implication puissante et prégnante de son leader. Mais on peut légitiment penser que le modèle est surtout pensé pour les organisations de taille réduite. Devant l’insuffisance d’investigations sérieuses, il est bienvenu que les chercheurs s’emparent progressivement de la question (notamment : une thèse robuste mais critique de Hélène Picard soutenue en décembre 2016 et surtout, une contribution éclairante autour Patrick Gilbert, parue en mars 2017 dans la revue Gérer & Comprendre). Le mouvement reste encore en construction, mais il suggère – et c’est heureux – des coopérations et des controverses assurément prometteuses entre chercheurs et acteurs de l’entreprises libérée. À suivre donc….