La notion de « tiers lieux » a singulièrement évolué, sans toutefois renier totalement son idée originale. On retracera cette évolution et ses différentes formes, en se focalisant à titre illustratif sur le cas particulier de tiers lieux de type-sociaux et solidaires sur fond « d’épidémie de la solitude ».

L’ÉMERGENCE DU CONCEPT.

On doit au sociologue Ray Oldenburg (The Great Place to Work, Da Carpo Press, Cambridge, 1989), il y a plus de trente ans, l’origine de l’expression « tiers-lieux », en référence aux lieux citadins hybrides autres que ceux du domicile et du travail, considérés comme essentiels à la socialisation urbaine. Il les présente ainsi dans son ouvrage cité :« Third places host the regular, voluntary, informal, and happily anticipated gatherings of individuals beyond the realms of home and work ». À titre d’illustration, soulignant leur diversité, Oldenburg cite les « cafes, coffee shops, bookstores, bars, hair salons and other hangouts at the heart of a community ». On pourrait prolonger ces exemples en évoquant le terrain de pétanque, la place publique, etc. Mais ce n’est qu’au début des années 2000, que cette notion se déploiera dans le cadre d’une nouvelle logique associée à une dynamique de coopération souvent territoriale et communautaire. Ce concept s’éloignera cependant de l’approche initiale d’Oldenburg, dans la mesure où il s’est peu à peu « marchandisé » en devenant un service et un lieu hébergeant une offre à l’exemple type du Starbuck café (https://amu.hal.science/hal-01731194/file/Note2_RGCS_2017_VF.pdf). Certains auteurs, tels Arnaud Scaillerez et Diane-Gabrielle Tremblay (https://journals.openedition.org/tem/4200). « Coworking, fab labs et living labs. Etat des connaissances sur oratoires et les tiers lieux», Territoire en mouvement, no34, 2017), y intègrent, dans une recherche étayée, les espaces de coworking, les living labs et les fablabs considérés à ce jour comme les catégories de tiers-lieux les plus répandues. C’est également le cas de Christine Liefooghe, qui y ajoute les marketspaces, dans la mesure où tous ces espaces se réfèrent à des lieux d’échange, de partage et de sociabilité. Julie Fabriestime toutefois que les espaces de coworking (comme les incubateurs) ne constituent pas des tiers-lieux, au sens du moins où l’entend Oldenburg, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un entre-deux entre le bureau et le domicile (propos recueillis auprès de Sega, P. et Arouna, J., « Valeo car lab, un espace d’innovation corporate centré sur les usages », Entreprendre et Innover, vol. 4, n° 31). Plus récemment, Matthieu Kemdji (« Le coworking et les tiers lieux », in (Dir. Minchella D.), Espaces de travail. Nouveaux enjeux, nouveaux usages, Dunod, 2021), considère au contraire que derrière cette nouvelle forme d’espace se trouve le coworking(1), figurant assez largement dans le paysage des tiers-lieux, la démocratisation de l’usage des nouvelles technologies ayant contribué à leur apparition (Loilier, https://www.researchgate.net/publication/....) Soulignons que les tiers-lieux apparaissent en France en 2008 dans les grandes villes et se déploient dans les villes moyennes et petites, portés par des initiatives associatives ou privées et encouragés par les pouvoirs publics.

UNE TYPOLOGIE DES TIERS-LIEUX

Le chercheur Raphael Besson (https://journals.openedition.org/tem/4184), considère globalement qu’un tiers-lieux se réfère à un espace ouvert, hybride et qui facilite la rencontre entre des acteurs hétérogènes et la mutualisation de ressources au service de projets individuels et collectifs. Il en ressort que les tiers-lieux sont à la fois des espaces physiques dédiés au travail et aux activités collectives mais aussi des espaces sociaux d’échanges entre acteurs. Il propose d’affiner cette idée en retenant cinq grandes familles de tiers-lieux présentées dans l’encadré qui suit :

TIERS-LIEUX SOCIAUX ET SOLIDAIRES : DES LIEUX INCLUSIFS POUR LUTTER CONTRE L’ÉPIDÉMIE DE LA SOLITUDE.

Au sein de cette typologie, on se centrera plus spécifiquement sur le cas des tiers-lieux sociaux et solidaires au sens où il nous semble correspondre à une demande sociale bien spécifique : la lutte contre l’épidémie de la solitude.
On observe en effet une véritable « épidémie de la solitude »(2) , comme des médias de qualité en ont fait état récemment (L’Echo, 13 mars 2023 ; Le Monde, 7et 8 octobre 2023 ; The Conversation, 7 juin 2034 ; Les Echos, 31 mars2023 et 14 juin 2024). Cette épidémie est désormais reconnue comme un problème de santé publique puisqu’elle tue plus que le tabac, l’alcool, l’obésité ou la pollution de l’air comme l’ont montré les chercheurs Julianne Holt-Lunstad, Theodore Robles, David A Sbarra (https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC5598785/, 2017). Comme d’autres affections de longue durée, elle ne doit pas être envisagée uniquement du point de vue du « cure », mais aussi du point de vue du « care »(À quel soin se fier ? Conversations avec Winnicott, par Claire MarinetFrédéric Worms, PUF, 2015).La solitude n’est pas une maladie que l’on subit mais plutôt le produit d’une évolution de nos sociétés qui accordent moins de valeur aux liens sociaux (Paugam, Le Lien Social,PUF, 2022) et à la santé qu’ils nous procurent, alors même qu’il a été prouvé que le bonheur dépend avant tout de la qualité de notre vie relationnelle (Waldinger et Schulz, The Good life, 2023). Les théories du care pointent dans ce contexte le fait que nous ne reconnaissons pas suffisamment notre interdépendance avec autrui (Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, PUF, 2010). Aussi pour lutter contre l’épidémie de solitude en cours, nous avons besoin de développer une « société du care »où nous acceptons nos vulnérabilités. Les tiers-lieux peuvent assurément jouer un rôle dans le développement de cette société du care (Laure Coromines, « Explosion du sentiment de solitude : Nous avons construit une société de la défiance et de la paranoïa ». https://www.ladn.eu/nouveaux-usages/explosion-du-sentiment-de-solitude..., 18 juillet 2023). Cependant, ces lieux rencontrent souvent la difficulté d’être inclusifs tout en étant attractifs pour des personnes qui sont vulnérables mais qui ne se reconnaissent pas comme tel. Pour résoudre cette difficulté, il faut sans doute en quelque sorte faire venir le care plutôt que d’inciter à créer des tiers lieux dans des établissements de care (de la Hosseraye, Ferrari, et Girard,« L’Ehpad-tiers-lieu : l’Ehpad de demain »Gérontologie et société, vol. 45, n° 2, 2023).

L’EXEMPLE DE KAWAA, TIERS LIEU SOLIDAIRE DE PROXIMITÉ.

Les tiers-lieux pourraient ainsi devenir des lieux inclusifs tout en accueillant une diversité de publics pour ne pas rendre la fréquentation du lieu stigmatisante. C’est dans cette perspective que Kevin Andréa créé kawaa en 2014, entreprise agrée d’utilité sociale (ESUS) ayant pour finalité de « développer et préserver le lien social » dans la continuité de sa thèse sur l’éthique du care soutenue en 2013. Puis associé à Alexis Motte, ces deux innovateurs ont créé et inauguré leur premier kawaa en 2020 dans le 12° arrondissement de Paris.

Un espace inclusif.

Pour ces deux associés, l’inclusivité au sein de cet espace, se décline en quatre hypothèses opérationnelles :

  • un tiers lieu n’est plus seulement un « troisième lieu » mais aussi un « triple lieu ». Pour créer de la diversité de publics, ils partent du principe qu’il faut une diversité d’usages, y compris de l’habitation ;
  • il se doit d’être intergénérationnel alors qu’il est trop souvent réservés de fait à une population de jeunes actifs. Or, la solitude résulte de fragilités qui sont fortement corrélées à l’âge (https://www.credoc.fr/publications/10-ans-dobservation-de-lisolement-relationnel...) ;
  • il est nécessaire que le modèle économique implique la plus grande accessibilité possible en termes de prix tout en préservant un approvisionnement de qualité et la juste rémunération des équipes.
  • le care repose enfin sur l’équipe qui exploite le lieu. Cette attention au personnel est décisive si l’on veut créer une « organisation de care » (André, Kevin, et Anne-Claire Pache. 2016. « From caring entrepreneur to caring enterprise : Addressing the ethical challenges of scaling up social enterprises », Journal of Business Ethics, n°133).

Un « troisième lieu ».

Lorsque qu’ils ont créé leur premier kawaa en 2020,l’objectif de Kevin André et Alexis Motte était de créer des lieux de liens, des lieux qui ont comme finalité de développer et préserver le lien social, au-delà des tiers-lieux traditionnels initiaux (voir point 1), partant de la conviction que la société dans laquelle nous vivons ne « produit » en effet que trop partiellement du lien social. Ils préfèrent à cet effet mobiliser le terme de « troisième lieu » pour pouvoir ne pas le séparer des deux autres lieux que sont le bureau et l’habitation. Dans les nouveaux kawaa qui sont développés, il existe en effet toujours au moins un double lieu, voire un triple lieu. Le troisième lieu n’existe jamais seul et est toujours lui-même en lien avec au moins un autre lieu. Cela avec des bureaux comme à Paris, qu’ils soient ou non opérés par kawaa, avec des bureaux et une habitation comme à Lille. kawaa joue ainsi à la fois la fois la position de place de village ouverte à tous et à toutes et la pièce en plus offerte à ses résidents ou voisins les plus proches.

Un lieu de liens fondés sur l’attention aux autres.

Au-delà de cette fonction de lien entre plusieurs lieux, ce qui caractérise la démarche des deux associés, est de focaliser l’attention (le « care ») au cœur du projet. Cette « attention à l’attention » est essentielle pour qu’un kawaa soit un lieu de lien. Qu’il s’agisse de l’attention de l’équipe à l’égard des clients et des résidents, de l’attention dans la conception et la décoration du lieu, de l’attention portée à l’équipe, et enfin de l’attention entre les clients et entre les résidents. Cette attention se matérialise par des « attentions » dans des petits détails (tutoiement, cartes de conversation, tables partagées, mobilier en bois, produits bien sourcés et faits maison, etc.).

EN GUISE DE CONCLUSION…

Le concept de « tiers-lieux » a singulièrement évolué depuis l’ouvrage fondateur d’Oldenbourg, même si son fondement demeure en partie, au regard de son terme significatif et expressif. Les perspectives sociales et sociétales plus récentes au regard de « l’épidémie de solitude » incitent à la création d’espaces, plus inclusifs à l’exemple de kawaa. Cela dans la mesure où il apparait que la place de l’informel sous toutes ses formes (liens sociaux, inclusivité, attention, etc.) dans la journée en ayant la possibilité de se mélanger et de se fondre, ne fusse qu’un moment, avec des personnes qui ne travaillent pas dans le même lieu apparait salutaire. Un moment propice et assurément bienvenu pour ceux, nombreux, dont la vulnérabilité et le besoin d’interdépendance constitue une nécessité dans une société de surcroit en voie de numérisation globale, asséchant les liens sociaux.

 

 


Notes

(1) Le concept de coworking est apparu, en 2005 à San Francisco, généralement sous la forme d’un espace de travail singulier au sein duquel les utilisateurs pourraient trouver une communauté de travail constituée de plusieurs métiers (programmeurs, créateurs indépendants, etc.). L’ensemble évoluant dans une ambiance voulue conviviale, appuyée par une animation dynamique et spécifique pour favoriser les rencontres et échanges prometteurs entre ces acteurs, en particulier autour de développements de projets. On notera donc que la proximité avec les tiers-lieux est assez nette. Pour autant, dans la période contemporaine, les grand espaces de coworking à l’image de WeWork ou Regus, s’inscrivent dans une logique de nature plutôt servicielle et libérale. Les tiers-lieux, que nous caractériserons dans ce texte, apparaissent comme une forme plus communautaire incluant une forme de gouvernance moins capitalistique.

(2) On s’appuie sur cette section notamment sur la thèse de Kevin André https://theses.hal.science/tel-00859075/file/AndrA_-_2013_-_Entre_insouciance_et_souci_des_autres.pdf