On doit à l’historien américain Franklin Mendels (Journal of Economic History, 1972) d’avoir forgé et popularisé le terme de « proto-industrie », dont la diffusion s’amorce véritablement en France dans les années 1760-1800 à l’aune de la première révolution industrielle. L’économie de ce système marchand repose sur deux dispositifs combinés.
L'ECONOMIE PROTO-INDUSTRIELLE ;
Le premier est constitué par l’existence d’un « centre-pivot » localisé au sein d’une ville à partir duquel les « entrepreneurs-marchands » ou « marchands-fabriquants », selon les termes de l’historiographie française, dirigent leur « affaire ». Ne souhaitant pas procéder à de lourds investissements, ont besoin, en particulier lorsque les marchés sont fluctuants et conjoncturels, d’une main-d'œuvre rurale, flexible, docile et compétitive. De plus, sa dispersion géographique ne risque pas de favoriser la solidarité en cas de conflits. Le rôle de l’entrepreneur se situe en amont (approvisionner les ateliers de campagne en matière première) et en aval (assurer la collecte des produits finis ou semi-finis et la vente dans les ateliers urbains). Son contrôle porte essentiellement sur la qualité du produit et sur le délai d’exécution, et non sur la production. Le second dispositif concerne la mobilisation de la main d’œuvre, qualifiée de « proto-ouvriers ». Ces derniers possédant des exploitations trop réduites pour s’assurer un revenu suffisant et permanent apportent leur force de travail en appoint pendant la morte saison sur la base de ce que l’on appellerait aujourd’hui une forme de temps partiel annualisé combiné avec de la pluriactivité. Ils peuvent ainsi compléter leurs ressources sous forme de rémunération à la tâche en articulant au mieux temps industriel et temps agricole, souvent saisonnier. Au fond, le proto-ouvrier dispose d’un statut assez hybride : prolétaire et ouvrier, mais aussi très partiellement « entrepreneur-artisan », par son autonomie et sa capacité à mobiliser des ressources techniques, tel son métier à tisser.
UN PASSE EN VOIE DE RECOMPOSITION...
Le passé serait-il en train de se recomposer à travers le déploiement, quelque deux siècles plus tard, des nouvelles plateformes d’intermédiation numériques ? Largement supportées et « augmentées » par de puissants dispositifs digitaux, elles se caractérisent en effet par des traits quasi similaire à ceux forgés par l’économie proto-industrielle. En particulier, s’agissant de l’employeur : la faiblesse des d’investissements et la quasi disparition d’un espace de travail dédié et contrôlé . Du coté des travailleurs : une forme d’indépendance reposant souvent sur l’auto-entrepreneuriat et donc fondée sur l’absence de subordination hiérarchique, couplée donc avec une dépendance économique, une protection sociale pour le moins très faible, une pratique fréquente de la pluriactivité et une représentation collective difficile à mettre en œuvre.
VERS LA CONSTRUCTION D'UN NOUVEAU MODELE SOCIO-ECONOMIQUE EQUITABLE, DURABLE ET STIMULANT.
En quelque sorte, à l’opposé de ces systèmes marchands, la seconde révolution industrielle poursuivra et surtout mènera à son terme ce qui deviendra le modèle de la grande entreprise industrielle managériale verticale. Ce modèle emprunte alors la métaphore de la règle de la tragédie classique qui conduit notamment à fixer et à gérer le personnel sur la base d’une unité de lieu (l’usine, l’atelier), de temps (les stricts horaires collectifs) et d’action (la synchronisation convergente assurée par le bureau des méthodes). Atteignant son apogée dans les pays dits développés au cours de la période des trente glorieuses son équilibre et sa dynamique repose sur un nouveau deal socio-économique : l’octroi d’une protection sociale significative en contrepartie d’une subordination hiérarchique marquée. Ce deal est rendu possible grâce à une croissance vertueuse permettant le partage des gains de productivité apparemment négociés par des organisations syndicales actives. Mais ce modèle a désormais atteint singulièrement ses limites, pour des raisons multiples et variées : financiarisation poussée de l’économie, impacts de la transformation numérique, aspirations nouvelles de nombre de citoyens à des formes responsables et libérées du travail, etc.
Au cœur de ce débat, entre cette forme d’épuisement du modèle de l’emploi salarial d’une part, et des pratiques abusives de certaines plateformes vis-à-vis des travailleurs à la tâche qu’elles emploient d’autre part, la cour de justice de l’Union Européenne a jugé le 20 décembre dernier – dans un arrêt très attendu – que les services de la société Uber relèvent bien du « domaine des transports » au sens de la loi européenne et ne peuvent donc être soumis aux mêmes réglementations que les taxis. La cour contredit ainsi sèchement les arguments de la firme californienne selon lesquels elle ne serait qu’un service numérique d’intermédiation entre particuliers et chauffeurs, relevant à ce titre de la prestation de service en ligne, à la réglementation bien moins contraignante. Cet arrêt vient enfin au bon moment ! Il ne peut qu’inciter fortement le gouvernement et les partenaires sociaux à favoriser la construction d’un nouveau modèle socio-économique innovant, équitable, durable et stimulant, hybridant au mieux les deux précédents. L’instauration, dans cette perspective, d’un véritable statut du travailleur actif, assorti de droits fondamentaux, comme le suggère certains Think Tank, apparait une piste particulièrement prometteuse. Il est donc urgent que les parties prenantes s’y attèlent, de manière à enfin adapter notre législation et nos accords aux nouvelles réalités socio-économiques et générationnelles d’un travail désormais de plus en plus protéiforme, hétérogène et polysémique.