De manière à bien saisir cette polarisation managériale potentielle, il convient relever une distinction qui se déploie le long d’un continuum opposant l’entreprise tablette à l’entreprise communautaire.
Par entreprise tablette on se réfère à tout ce qui relève du « travail mort », c’est à-dire un travail effectué à l’essentiel par des supports technologiques et singulièrement numériques, dont la mise en mouvement nécessite une intervention humaine le plus souvent faiblement qualifiée, que Marx avait déjà évoqué dans ses écrits en 1867. L’exemple prototype contemporain qualifié de management algorithmique est singulièrement illustré par les plateformes numériques de livraison type Deliveroo ou Uber. Mais également dans les entrepôts (Lidl, Amazon…) et les plateformes logistiques. Une perspective sombre peut laisser à penser, sans entrer ici dans le détail, qu’à travers que cette entreprise tablette instrumentalisée notamment par l’emprise de l’IA générative, à vocation s’étendre sur une multitude d’activités à travers donc un management de type algorithmique en extension. Celui-ci conduisant le plus souvent à une individualisation poussée et une surveillance minutieuse du travail associée à la traçabilité de leurs activités, quel que soit le lieu où ils se trouvent. Comment, dans ce contexte, donner un sens et du sens au travail et, partant, préserver sérieusement une « culture d’entreprise » ?
A l’opposé l’entreprise dite communautaire, fondée à ce titre sur une communauté humaine ouverte, se réfère au sentiment d’appartenance à une organisation (« être ensemble ») reposant sur des interactions entre ses membres générant un « nous », supérieur à la somme des individus. Elle constitue un espace de socialisation par excellence. Sa dimension identitaire se manifestant comme un projet au service d’une « mission » qui l’anime, intégrant à sa cause un collectif d’humain défini par son intérêt, son identité et ses normes. Elle se réfère plus largement au « travail vivant », sans pour autant négliger des usages numériques basiques et utiles. Le travail vivant s’assimile au travail humain subjectif et collaboratif, fondé sur une relation aux autres, réellement accompli par la personne ou le collectif. Il a donc vocation à s’inscrire à ce titre dans une logique de type communautaire associée le plus souvent à l’engagement sur des projets créatifs et innovants. Le management algorithmique n’est naturellement pas compatible avec ce type d’entreprise, qui valorise le management responsabilisant et responsabilisé « vivant » sous la forme du servant leader coach, facilitateur, authentique, éthique et légitime, qui peut d’ailleurs être coopté au sein de son équipe.
Naturellement au sein de ce continuum polarisé de l’entreprise tablette à l’entreprise communautaire, il existe des positionnements intermédiaires. Mais les démarches prometteuses en cours (notamment à travers la forte croissance constatée des entreprises qui se dotent d’une Raisons d’être et d’une Mission), laissent à penser qu’un point de bascule (tipping point) peut être en phase d’être approché, voir déjà dépassé vis l’action d’une avant-garde de dirigeants éclairés. De ce point de vue, le modèle des organisations apprenantes largement développé en Europe du Nord avec des résultats probants en matière de performances et d’innovation est assurément prometteur. Cela d’autant que la situation française fait apparaître un retard persistant, qu’il importe assurément de combler.