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Jean-Pierre Bouchez - Ordre et desordre dans le management des activites liees a la captation et a l’usage du savoir

Ordre versus désordre. Cette combinaison paradoxale a fait l’objet de nombreux travaux. Rappelons simplement qu’il y a près de quarante ans, dans son œuvre majeure, Edgar Morin soulignait qu’il existe une liaison fondamentale entre ordre et désordre, une liaison « dialogique », définie comme une unité symbiotique de ces deux logiques qui à la fois « se nourrissent l’une de l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement et se combattent à mort ».

Nous montrerons plus modestement dans ce billet, de manière illustrative, comment la quête incessante de la « remise en ordre » des savoirs se pratique depuis des siècles et se poursuit toujours activement de nos jours. Mais dans la période récente, on observe que cette remise en ordre cohabite avec de nouvelles formes collaboratives, plus rétives au seul ordre hiérarchique, qui viennent remodeler singulièrement les pratiques managériales traditionnel-les.

Plusieurs phases peuvent se distinguer le long d’une échelle de temps qui remonte en effet au moins au Moyen-Age.

1. UNE PREMIERE PHASE ILLUSTRATIVE DE CAPTATION D’APPROPRIATION ET DE FORMALISATION DES SAVOIRS ARTISANAUX, EN VUE DE LEUR FORMALISATION (XIXème-XXème siècle).

Amorcée au Moyen Âge, ce processus se développe particulièrement à partir du XVe siècle, pour aller au-delà de la seconde révolution industrielle. En suivant les travaux d’historiens comme François Caron , on peut distinguer au cours de cette période trois modes de construction des connaissances et des savoirs techniques en Europe, qui vont ensuite fusionner dans un système global.

Le premier s’appuie sur le développement de savoirs artisanaux et leur transformation progressive en connaissances formelles.
Il se déploie souvent dans le cadre de la ville (espace propice aux rencontres, échanges et transmissions professionnelles). Incorporé dans la tête et les mains des artisans, sous forme de « tours de main », de recettes et de « secrets » de fabrication, il se transmet selon trois modes qui peuvent se combiner : de manière héréditaire, par l’apprentissage et par la mobilité des artisans entre chantiers et ateliers.

Le second est lié au développement des « sciences de l’ingénieur », toujours à partir du XV° siècle. Les principaux acteurs – savants, maîtres artisans et architectes – prendront appui sur l’observation empirique des pratiques artisanales, de manière à se les approprier en vue de les ordonner et de les formaliser. L’usage de l’imprimerie ainsi que le développement de l’alphabétisation favorisera respectivement sa diffusion et son appropria-tion. Il est important de relever ici la modernité du processus de formalisation mobilisé par les acteurs tel que le décrit ainsi D’Alembert dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie. C’est en « conversant » avec les artisans, souligne-t-il, que l’on parvint à formaliser ce savoir de manière à le rendre transmissible par l'utilisation de termes, d’écrits et surtout de dessins

représentant les gestes accomplis, captés dans les pratiques ouvrières. De manière complémentaire, durant cette période, des spécialistes confirmés et experts attachés à un secteur d’activité, comme les mines, la métallurgie ou la mécanique, devinrent des rédacteurs de traités désormais plus analytiques que simplement descriptifs. Il n’empêche naturellement que les savoirs tacites n’ont pas pour autant disparu, notamment dans leurs modes de transmission.

Le troisième conduit à un développement et un renforcement des connaissances formalisées.
L’influence des experts sur le développement des savoirs se formalisa de manière croissante, particulièrement entre le milieu du XVIIe siècle et le XIXe siècle, à travers leur contribution au sein de traités, de manuels scientifiques, etc., et dont l’Encyclopédie constituera l’illustration la plus emblématique du siècle des Lumières. ainsi que dans les écoles d’ingénieurs qui se créèrent durant cette période. Les ingénieurs, après observation des pratiques et des processus artisanaux en mobilisant leur propre savoir, purent ainsi progressivement construire des protocoles structurant les séquences de manière à en formaliser les enchaînements et le découpage, afin de rationaliser la production.

C’est d’ailleurs exactement ce que décrit Frédéric Taylor dans son célèbre best seller publié en 1911 et intitulé The Principles of Scientific Management prônant l’application du système de « direction scientifique », opposé au mode de direction du passé, intitulé « de l’initiative et des stimulants ». Concrètement, après avoir souligné avec justesse « que la connaissance que chaque ouvrier a de son métier est le plus important de ses biens. C’est le grand capital de sa vie », l’auteur recommande « à ce que la direction se charge de réunir tous les éléments de la connaissance traditionnelle qui dans le passé étaient en la possession des ouvriers, de classer ces informations, d’en faire la synthèse et de tirer de ces connaissances, des règles, des lois et des formules qui sont d’un grand secours pour aider l’ouvrier à accomplir sa tache journalière ». Il décrit ainsi le processus de captation et de réappropriation des savoirs professionnels empiriques et tacites en vue de leur réorganisation scientifique, dont la généralisation se déploiera à travers les bureaux des méthodes des usines.

2. UNE SECONDE PHASE ILLUSTRATIVE LIEE A L’ENTREE DANS L’ECONOMIE DE LA CONNAISSANCE : LA POURSUITE DE LA RATIONALISATION DU SAVOIR ET DE SON USAGE MARCHAND (carrefour du nouveau millénaire).

L’importance de cette nouvelle phase, qui se développe au milieu des années 1990, reflète la réalité de la pénétration grandissante du travail intellectuel et son incorporation conséquente dans les produits et services, qu’ils soient ordinaires ou sophistiqués, dans le cadre d’une concurrence mondialisée, et où l’innovation tient désormais une place prépondérante. D’où la mobilisation d’expressions telles qu’économie du savoir ou plus globalement de société du savoir. A cet effet, deux approches, peuvent être succinctement présentées : la première, se situe dans le champ de la macro économie, la seconde étant centrée dans le champ plus micro économique de l’entreprise à travers les pratiques de Knowledge Management.

L’approche des économistes néolibéraux autour de « l’économie fondée sur les connaissances » (EFC).
Ce courant néolibéral est porté principalement par des économistes, souvent proches de l’OCDE. Nous présenterons successivement les tendances saillantes des représentants de ce courant et l’une des applications particulièrement prometteuses : la démarche et le processus de formalisation et de codification des connaissances tacites détenues par des personnes, en vue de leur usage économique.

Depuis le dernier tiers du XXe siècle, un certain nombre d’économistes, dont le français Dominique Foray, soutiennent la thèse de la place centrale de la connaissance dans les processus de production, de traitement et de diffusion, dans le cadre d’un nouveau régime de croissance économique, précisément qualifié « d’économie fondée sur les connaissances » (EFC), en particulier dans un rapport référent, publié en 1996 par l’OCDE. Ils soulignent notamment la forte corrélation entre la croissance et les secteurs qui fabriquent de la connaissance.

Mais pour ces auteurs, les T.I.C. sont au centre du développement de ces E.F.C. Elles constituent concrètement un support approprié pour réaliser une opération de codification des connaissances tacites utiles, favorisant leur transfert en vue de leur usage et complémentairement, d’en créer de nouvelles (dimension cumulative). Ce processus conduit naturellement à réduire la dépendance cognitive de l’entreprise à l’égard des détenteurs « propriétaires » de connaissances critiques ou expertes, voire simplement techniques, sous réserve qu’ils acceptent de les livrer… On peut toutefois objecter, avec justesse, que cette captation conduit également à une mise à disposition potentielle de savoirs utiles à une partie de la collectivité (notamment de démarches de Knowledge Management), que nous allons à présent évoquer.

Les pratiques de Knowledge Management (KM), dans les entreprises : exercices pratiques.
De manière à intégrer et mettre en œuvre le phénomène évoqué de pénétration grandissante du travail intellectuel en vue de l’optimisation de son partage et son usage, le concept et les premières pratiques de Knowledge Management (KM), se sont alors progressivement imposés dans les années 1990, en provenance des USA. On a en effet coutume de souligner que la première référence médiatique est issue du magazine Fortune de juin 199, qui, abordant la question de la gestion des connaissances dans l’entreprise, conseillait pour la première fois aux firmes de se centrer davantage sur leurs connaissances que sur leurs biens matériels. Cet article semble avoir servi de révélateur à de nombreux dirigeants de grandes entreprises.

On peut ainsi considérer, de manière ramassée, que les démarches du Knowledge Management, en contribuant à créer les conditions pour convertir in fine, le capital intellectuel en capital économique à travers son déploiement dans des produits et des services au sein d’un univers marchand hyperconcurrentiel. Cela implique que la gestion des connaissances dans les entreprises, fasse l’objet d’une attention particulière.

Concrètement, on rappellera que les démarches de KM se positionnent soit dans une logique défensive et patrimoniale, relativement classique, à travers une logique de préservation, de transmission et de réutilisation, et/ou dans une logique plus offensive de développement en favorisant l’innovation. Dans cette dernière logique il s’agit de favoriser l’innovation individuelle et collective ainsi que l’émergence d’idées nouvelles.

3. VERS UNE NOUVELLE PHASE RETICULAIRE ET COLLABORATIVE PROMETTEUSE ENTRE ORDRE ET DESORDRE : LE CAS DES COMMUNAUTES DE PRATIQUE.

Cette nouvelle phase prometteuse semble réconcilier une forme d’ordre et de désordre, à travers une tentative de combinaison improbable, mais finalement prometteuse, d’une logique verticale (hiérarchique), transversale et réticulaire. Nous allons conter un « récit fondateur » constitutif à bien des égards de cette forme organisationnelle atypique et hybride que constituent les communautés de pratique, que nous présenterons en quelques mots, pour clore ce billet.

Un « récit fondateur » des techniciens de maintenance des photocopieurs Xerox.
Un travail apparemment bien défini et largement indépendant…
L’anthropologue Julian Orr , qui a travaillé pendant une vingtaine d’années au sein de la société XEROX, d’abord comme technicien, puis comme chercheur au Palo Alto Research Center (PARC) de Xerox, a pu ainsi observer et analyser la situation du personnel affecté à la maintenance des photocopieurs Xerox. Du point de vue du management, le travail du service maintenance est bien défini et largement indépendant. Le client en panne de copie téléphone au service clientèle, qui signale l’appel au centre de maintenance. Un technicien réparateur se rend sur le site, et avec l’aide des codes d’erreur indiquant l’état du photocopieur et avec l’appui de la documentation permettant de les décoder, diagnostique le problème et applique la solution recommandée. Lorsqu’Orr observa de plus près le travail des techniciens, il découvrit une réalité bien différente du tableau de marche officiel. Si le technicien intervient au départ selon la démarche officielle, il la poursuit en s’en éloignant pour réussir son intervention. Tout simplement parce que les procédures de dépannage identifiées dans la documentation du constructeur, présupposent que l’appareil fonctionne de manière prévisible, ce qui n’est manifestement pas le cas, notamment, des gros photocopieurs, dont les performances dépendent de variables spécifiques : âge et état des pièces, conditions de l’environnement physique, nature des « caprices » spécifiques à tel appareil… En réalité, tous les photocopieurs ne se ressemblent pas, et le technicien distingue les pannes universelles et les anomalies spécifiques à telle ou telle machine.

Les « récits de guerre » comme pratique narrative des dysfonctionnements… Aussi, pour Orr, la véritable question était de savoir alors, comment les techniciens parvenaient à gérer les pannes imprévisibles. Il observa que les techniciens ne travaillaient pas du tout de manière indépendante. Leur journée de travail démarrait antérieurement à l’horaire habituel, au moment du petit déjeuner informel au cours duquel ils échangent leurs informations (notamment sur les appareils instables) et leurs idées. Ces échanges se poursuivent aussi pendant les repas et au cours de la pause café ou en fin de journée. L’auteur montre que ces « récits de guerre », véritable pratique narrative, autour des dysfonctionnements des machines non prévus dans le manuel de documentation officiel, donnent en effet des repères communs aux techniciens facilitant ainsi leur collaboration. Ces conversations informelles autour de leur métier (difficultés, parades possibles, relations avec les clients…), leur permettent de partager collectivement leurs connaissances et leur pratiques sur la manière de régler les problèmes liés notamment aux pannes imprévisibles ou inhabituelles. Ces récits sont plus bénéfiques que toute séance de formation formelle. Orr montre ainsi qu’un métier en apparence très individuel, s’exerce en réalité de manière très collective. Le groupe étudié par l’anthropologue, compte 12 personnes, sur un effectif global d’environ 25 000 techniciens de maintenance dans le monde. Les « solutions de fortune » apparues au plan local au sein du groupe ne se diffusaient pas au-delà, alors que les problèmes qu’ils rencontraient avaient déjà été probablement résolus au sein du groupe initial.

Une attitude initialement réservée de la direction, qui évolua vers une reconnaissance et un appui du projet communautaire Eurêka
Au départ, l’attitude du management de Xerox fut plutôt hostile. Les réunions informelles allaient contre les désirs du management de contrôler les activités et les ressources. Elles étaient souvent perçues, comme une menace pour l’efficacité de travail. Pour cette raison, la firme chercha à éliminer les réunions informelles des techniciens. Au bout d’un certain temps, dans la mesure où les connaissances n’étaient plus partagées, les managers constatèrent que le nombre d’appels, notamment pour les pannes imprévisibles, augmenta. Aussi, pour surmonter ce problème, Xerox initia le projet Eurêka pour encadrer et superviser la dissémination des connaissances et finalement reconnaître, d’une certaine façon, la communauté de pratique, en autorisant les rassemblements informels relativement encadrés cependant. L’un des premiers objectifs de ce projet a été de créer une base de données capable de stocker (et donc de préserver) les idées utiles en les rendant disponibles. Mais l’originalité du dispositif réside en ce que ce ne fut pas la direction et le management, mais les techniciens de maintenance eux-mêmes, qui fournirent les suggestions et en vérifièrent la pertinence. Toute proposition qui a surmonté ce dispositif, est mise à disposition des techniciens de maintenance de Xerox du monde entier, qui peuvent accéder par Internet à la base de données. Celle-ci a donc un contenu pertinent, actualisé et fiable. Elle comporte (pour l’année 2000) environ 30 000 entrées. Xerox estime pour sa part qu’Euréka a permis d’économiser au total environ 100 millions de dollars.

Les communautés de pratique comme une des alternatives prometteuses, au carrefour d’une forme de désordre ordonné…
Les techniciens de maintenance fonctionnaient donc pratiquement comme une communauté de pratique. Tous les ingrédients ont été ainsi progressivement mis en place pour aboutir à cette forme organisationnelle hybride définie par Etienne Wenger, l’un de leur meilleur théoricien, comme « un groupe dont les membres s’engagent régulièrement dans des activités de partage de connaissances et d’apprentissages à partir d’intérêts communs » . Aujourd’hui, force est de considérer qu’à travers la combinaison des plateformes collaboratives, en complément des relations et des échanges individuels et collectifs entre les membres.

Progressivement depuis les années 2000, les alliances collaboratrices entre les acteurs du pôle des T.I.C. et ceux du pôle du savoir progressent alors de manière significative. Le pouvoir est totalement redistribué entre les informaticiens et les détenteurs de savoirs, dont la position est alors singulièrement rehaussée. Plus généralement, on pénètre alors dans le champ collaboratif ouvert par les technologies de type 2.0, de grandes firmes comme Schlumberger (une des pionnières, Dassault System, Danone, etc. ont intégré depuis longtemps les bénéfices collectifs qu’elles pouvaient en retirer. Ceux-ci concernent en particulier : la mutualisation et la capitalisation des connaissances, la résolution de problèmes associés à une pratique professionnelle, l’accélération de la circulation et du partage, voire de la création de savoirs.

La construction d’un management de nouveau type. Naturellement, ce management d’un nouveau type, au carrefour de multiples formes combinées de coordinations – hiérarchie, marché, réseau et coopération – constitue un pari prometteur pour les acteurs et les organisations qui auront l’intelligence d’en tirer le meilleur parti, à l’image des exemples cités. Mais cette nouvelle configuration nécessite assurément de nouvelles qualités comportementales mobilisant plusieurs registres apparemment hétérogènes, parmi lesquelles : d’abord, le sens et la culture du partage (dans la logique du don et de contredon), mais aussi du courage, de l’habileté bien pensée, des prises de risques, etc.… Bref un désordre bien ordonné …


(1)Morin E., La méthode, T. I, Seuil, 1974.
(2)Caron F., La dynamique de l’innovation, Gallimard, 2010.
(3)Orr J., “Sharing knowledge, celebrating identity in War stories and Community memory in a service culture”, in : Middleton D., et Edwards D., (eds), Collective Remembering: Remembering in a Society, Beverly Hills, 1990.
(4)Wenger E., Communities of Practice, Cambridge University Press, 1998.