Depuis plus de 10 ans, le pouvoir politique cherche à faire entrer la France dans le XXIe siècle de la recherche en essayant notamment de réduire le fossé entre grandes écoles prestigieuses et privées – modèle d’exception française unique au monde – et universités publiques. Il s’agit d’améliorer ses chances de la France de figurer plus honorablement au palmarès des grandes universités dans les classements internationaux de type Shangaï.
La logique de nos politiques est donc d’inciter par des subventions publiques les grandes écoles et les universités à se regrouper pour former l’Université de Paris-Saclay, considérant que la grande taille fait la force. Ce raisonnement est singulier dans la mesure où les universités de classe mondiale sont généralement de petite taille ! Par ailleurs, les établissements partenaires de Paris-Saclay sont unanimement d’accord pour bénéficier des subventions, sans abandonner leur image de marque ou leur modèle spécifique de fonctionnement. Depuis 10 ans, on assiste alors à une campagne de lobbying, de la part des grandes écoles pour résister au « mariage » avec les universités.
C’est ainsi qu’avec un pragmatisme résigné, la Présidence de la République a été conduite en octobre 2017 à entériner le « mariage avorté » de l’Université Paris-Saclay dans deux pôles distincts recoupant schématiquement et à quelques exceptions le monde universitaire autour de l’université Paris-Sud, et celui des grandes écoles autour de Polytechnique. Deux modèles irréconciliables sont à l’origine de cette scission : l’un universitaire fondé sur la démocratisation de l’enseignement et la réussite pour tous, l’autre fondé sur l’excellence par la sélection au mérite à l’issue d’un concours de grande école. A ce stade, Paris-Saclay est un projet inabouti qui ne satisfait personne : ni les partisans de l’excellence, car il n’est pas possible de rassembler harmonieusement les forces publiques et privées en recherche, ni les syndicats attachés à des conditions de travail égalitaires entre les universités, auxquelles Paris-Saclay prétend déroger.
DES DÉRIVES BUREAUCRATIQUES DIGNES DE COURTELINE
Pour devenir université « d’excellence » sans le soutien des grandes écoles, la gouvernance de l’université Paris-Saclay imagine alors un dispositif d’école doctorale rappelant l’univers des ronds de cuir caricaturé par Courteline au XIXe siècle. Il s’agit de durcir les règles de l’arrêté national de 2016 et d’empiler les procédures comme les tranches d’un mille-feuille dont peuvent se délecter un certain nombre de « petits chefs » ! Les règles de réalisation des doctorats, plus contraignantes que l’exige le dispositif national, deviennent en quelque sorte le nouvel étendard de l’excellence scientifique. Ainsi, un étudiant en thèse ne peut s’inscrire au sein de Paris-Saclay que s’il justifie chaque année d’un revenu minimum de 1000 euros par mois, ce qui conduit à penser que l’indépendance financière est forcément un gage d’excellence scientifique.
Administrativement, on incite ensuite l’étudiant à terminer sa thèse en trois ans car la rapidité d’exécution constitue sans doute un autre gage d’efficacité en matière de maturation scientifique. Le directeur de thèse voit par ailleurs sa position réduite à portion congrue et donc dégradée. Il ne peut plus donner son avis sur l’évolution académique du travail en étant remplacé par un comité de thèse. Il ne peut plus exprimer son vote dans les jurys de soutenance malgré les années d’effort consacrés à la direction de la thèse. Tous ces exemples bureaucratiques et absurdes que l’on pourrait multiplier contribuent à tuer à petits feux la recherche doctorale au sein de Paris-Saclay, avec la crainte de construire une université de « déclassement mondial », où le pouvoir technocratique se substitue au manque de moyen financier et au divorce avec les grandes écoles.
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Malgré ces dérives, il est impératif que le projet d’université Paris-Saclay réussisse, pour permettre à la France de rayonner davantage dans l’innovation scientifique, en attirant les talents du monde entier. Pour atteindre, cet objectif, il faut changer totalement de conception et considérer que la taille critique mondiale peut être obtenue non par la fusion des établissements mais par la collaboration de petites structures autonomes, dans un réseau. Ainsi, il s’agit de considérer que le moteur de l’innovation n’est pas seulement lié à la proximité géographique entre institutions, mais beaucoup aux affinités électives entre chercheurs. Il est donc impératif de (re)créer les conditions harmonieuses d’une mise en réseau des enseignants-chercheurs en les laissant construire des relations de confiance, sous l’égide d’un label commun Paris-Saclay.
Dans ces conditions, la gouvernance de cette université doit être assurément plus démocratique, de taille modeste, et dotée d’une fonction de supervision souple mais légitime, privilégiant un rôle d’animateur des réseaux comme gardien de la confiance. Dès lors, chaque institution (grande école ou université) doit demeurer le plus autonome possible, sans cloisonnement dans des pôles ou des superstructures, sans chercher à dominer ou à rejeter les autres, en érigeant la subsidiarité en principe de management. Il ne s’agit pas d’être plus excellent par les règles ou les statuts, à l’image d’un « grand établissement », mais de devenir ainsi plus efficace par l’intelligence collaborative, librement consentie pour cheminer vers l’excellence légitimement recherchée.