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Jean-Pierre Bouchez - Penser la privatisation du savoir

Le savoir et plus spécifiquement la connaissance, constituent selon nombre d’économistes théoriquement un bien public, au même titre que l’air, le ciel, la terre, la mer ou l’éclairage urbain. L’attribution de ce signe distinctif est associée à la combinaison de deux caractéristiques spécifiques : la non rivalité (l’usage de la connaissance n’entraine pas sa destruction) et la non exclusivité (elle peut être utilisée simultanément par plusieurs personnes).

De plus ils se situent en dehors du marché, usage bénéficiant à tous. Mais cette conception, demeure dans certains contextes du moins, plus difficile à soutenir, dans le cadre des politiques et pratiques d’entreprises d’appropriation, et de privation des savoirs, dans une perspective marchande, sur fond d’une exigence combinée d’innovation permanente et de rentabilité durable des produits et des services. Au-delà de cette reconnaissance « économique » de bien public, cette question capitale peut ainsi se formuler de manière succincte mais pertinente : la fabrication de la connaissance doit-elle appartenir aux experts, aux créatifs, aux organisations qui les hébergent ? Ou constitue-t-elle le bien commun qui s’enrichit de la coopération de tous ?

Les risques et les opportunités associés à la privatisation et la marchandisation du savoir.

Cette démarche est ancienne et s’appuie sur le principe la captation et la codification des connaissances. Elle remonte au moins au XVe siècle à travers l’observation des pratiques empiriques des artisans. Elle constitua d'ailleurs pour Taylor le dispositif-clé du Scientific Management. Dans la période contemporaine, elle s’est poursuivie, dans la mouvance d’économistes représentant du courant de l’économie de la connaissance dans la mouvance de l’OCDE où ce processus de codification des connaissances étant considérée à la fois comme la cause et la forme la plus commune de l’usage et de l’expansion de ces dites connaissances. On peut en effet considérer que ce processus s’apparente d’une certaine manière à un contrôle et à une appropriation des connaissances tacites en les extrayant du cerveau de leurs détenteurs, et en les déposants dans des dispositifs technologiques de manière à permettre leur réutilisation. Il conduit à réduire la dépendance de l’entreprise à l’égard des détenteurs « propriétaires » de connaissances critiques ou expertes, sous réserve qu’ils acceptent de les livrer… On peut toutefois objecter, avec justesse, que cette captation conduit également à une mise à disposition potentielle de savoirs utiles à une partie de la collectivité (notamment de démarches de Knowledge Management), voire à la création de nouveaux savoirs.

La propriété intellectuelle comme dispositif ambivalent.

Nous pointons ici probablement le véritable danger de cette appropriation, qui se localise dans le versant sombre du droit de propriété intellectuelle. Rappelons en effet que ce droit constitue un dispositif relativement ambivalent. D’un coté, il peut être considéré comme un véritable outil stratégique pour de nombreux acteurs et génère un effet incitatif important, susceptible de favoriser les conditions de l’innovation, dans une perspective qui s’inscrit davantage dans le long terme. De l’autre coté, dans sa face plus sombre, ce droit fait l’objet de critiques et de remises en cause plus ou moins radicales, conduisant notamment à un excès de privatisation, dans une logique souvent courtermiste. En particulier, la prise de brevets, dans le cadre du contexte concurrentiel exacerbé du nouveau régime de croissance, en vient parfois à stopper, ou du moins à freiner, l’exploitation de la connaissance et de l’innovation, alors que son objectif est précisément de la stimuler. De même, la création de ce monopole d’exclusivité peut tout simplement conduire à limiter l’utilisation de connaissances que d’autres acteurs auraient pu utiliser si elles n’avaient pas été privatisées. Ainsi, le rapport du groupe de projet PIETA Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2012 ?, publié en 2006 par le Commissariat Général du Plan, souligne que « le gonflement des portefeuilles de brevets conduit à l’octroi de monopoles injustifiés, ce qui peut engendrer de véritables blocages dans la diffusion et la production de connaissances ».

On retiendra que l’on se trouve au cœur d’un véritable paradoxe : les droits de propriété intellectuelle (notamment le brevet) constituent un mécanisme d’incitation structurant à la production de nouvelles connaissances et d’innovations. Mais l’imposition de droits exclusifs peut conduire à limiter l’usage de connaissances dont auraient pu éventuellement bénéficier d’autres acteurs, si elles avaient été non « privatisées ». Un équilibre subtil, complexe et contextuel se localise entre l’exclusivité, liée à la propriété intellectuelle, et la libre distribution ou divulgation de la connaissance. À ce premier paradoxe, Dominique Foray dans un article publié en 2002 dans la Revue internationale des sciences sociales, en ajoute un second : les conditions technologi-ques sont désormais réunies de manière à ce que chacun puisse bénéficier d’un accès immédiat aux nouvelles connaissances, notamment à travers leur codification et leur transmission. Mais simultanément, un nombre croissant de droits de propriété intellectuelle interdit l’accès à ces connaissances dans des domaines qui étaient jusque-là préservés (comme la recherche fondamentale en général, les sciences du vivant ou les logiciels). Le chercheur en conclut que cette    « rareté artificielle » crée et génère un « énorme gaspillage ». Dans cette perspective, certains économistes comme Boyle, mobilisent en 2003, le concept de  « second mouvement enclosures », en référence au mouvement des enclosures (clôtures) qui, entre le XIIe et XVIIe siècle en Angleterre, avait transformé l’agriculture traditionnelle en un système de propriété privée, se substituant à la propriété partagée reposant sur un usage collectif des terres.

Une relation contestable et ambivalente entre brevets et innovations.

De nombreuses recherches, études et illustrations soulignent cet aspect. Nous en proposons ici une courte recension. Morand et Manceau en 2009 dans un rapport publié à La documentation française, soulignent ainsi que les dépenses de R&D reflètent davantage la performance de l’activité de recherche que de l’innovation proprement dite. Dans une étude de 2005, le cabinet Booz Allen Hamilton, ne relève pas de liens significatifs entre, d’une part, les dépenses en R&D et, d’autre part, le chiffre d’affaires ou le bénéfice. Pour leurs auteurs, c’est la qualité du management de l’innovation et son efficacité et non la quantité d’argent investie qui fait la différence. Par ailleurs, Morand et Manceau à nouveau relèvent que les brevets ne mesurent qu’une dimension imprécise de l’innovation, que l’innovation est le fruit d’un « processus global, dans lequel la R&D n’est qu’un ingrédient parmi d’autres, à intégrer dans une démarche organisationnelle complexe ». Elle est asspciée en réalité à la fois de la R&D, mais aussi du développement et de la protection des technologies, de l’organisation, du marketing, du design, et en définitive, de toutes les composantes du management. Cette analyse est d’ailleurs confirmée par d’autres chercheurs Madies et Prager dans un rapport Rapport du Conseil d’analyse économique, daté de 2008. Ils observent complémentairement que les brevets ne mesurent qu’une partie mal précisée de l’innovation. Par ailleurs, en référence à la tragédie des « Anticommuns » développée par le célèbre article de Haller en 1988 dans la Harvard Law Review, le détenteur d’un brevet peut éventuellement abuser de son monopole de manière à en empêcher la diffusion de perfectionnements. Ce phénomène renvoie au gaspillage par des personnes possédant un droit exclusif sur une ressource particulière en la sous-utilisant, par exemple parce que le coût engendré pour utiliser cette ressource de manière collaborative est supérieur aux bénéfices produits. Aussi, des chercheurs comme Le Masson, Weil et Hatchuel proposent de créer des dispositifs ad hoc, s’agissant de l’innovation, autonomes par rapport à la R&D. Ils suggèrent et invitent à passer de la R&D à la R-I-D pour Recherche-Innovation-Développement, l’innovation n’étant envisagée que comme un maillon intermédiaire.
Mais soulignons que  cette « guerre des brevets » peut avoir des enjeux d’images et de montants faramineux entre certaines grandes compagnies, comme cela est particulièrement illustré, notamment depuis 2011, en Europe et aux États-Unis, à travers des conflits entre les principaux acteurs du système.

Une relation globalement asymétrique entre le pôle des finances et le pôle du savoir, comme forme d’appropriation de ce dernier.

On peut considérer que les « actifs financiers » et les « actifs cognitifs » s’alimentent mutuellement. Les premiers étant des financeurs potentiels des seconds dans une perspective marchande, et bénéficiaires en retour, des retombées liées à cette valorisation. Conséquemment, les services bancaires complexes deviennent de véritables industries intensives en connaissances (notamment dans le champ des mathématiques financières), capables de concevoir des montages particulièrement sophistiqués, dont certains peuvent être prometteurs, innovants et constituer un véritable effet de levier pour favoriser et déployer un processus d’innovation. À l’opposé, d’autres conduisent à ce qui a été parfois qualifié de finance incestueuse. Mais en réalité, la sphère de la finance reste pour l’essentiel, le « nerf de la guerre » dans cette relation tendanciellement asymétrique, au détriment du savoir. Ce qui constitue, en réalité, une nouvelle forme d’appropriation. Il apparaît, à certains égards seulement, surprenant que le courant de tendance néolibérale de l’économie de la connaissance ne souligne pas suffisamment cette liaison. Relevons dans ce cadre, que ces deux pôles (savoirs et finances), sont confrontés à des échelles de temps fort différentes, susceptibles de conduire dans certains cas à des effets pervers vis-à-vis des innovateurs, qui ont aussi besoin de « respirations » pour penser la création et l’innovation.

Un « nouveau monde » qui n’est pas si plat…

Dans un best-seller intitulé The world is flat (2007, Thomas Friedman, journaliste américain du New York Time, se fait l’apôtre d’une version optimiste en défendant l’idée selon laquelle le monde serait devenu plat, en l’absence de frontières commerciales et politiques sous l’effet combiné de la mondialisation et de la révolution numérique. Celles-ci permettraient, selon l’auteur, à chacun d’entre nous de se connecter avec le partenaire de son choix pour une collaboration commune.

La réalité est singulièrement différente, Ainsi, les activités intensives en connaissances sont souvent localisées et polarisées au sein « d’économies d’urbanisations » au détriment d’espaces plus défavorisées. Bourguignon, dans son ouvrage de 2012, consacré à La mondialisation des inégalités, souligne que depuis les années 1980, l’inégalité se creuse entre les pays, et singulièrement avec ceux qui sont les moins avancés, notamment l’Afrique. Il observe par ailleurs que le décollage des pays émergeants déverse dans la compétition mondiale un nombre considérable de travailleurs, non qualifiés pour une large majorité. Ce qui a pour effet de valoriser le travail qualifié et donc d’étirer l’échelle des revenus. D’ailleurs, l’inégalité se développe tant au sein des pays développés (comme les Etats-Unis) que dans les pays en voie de développement (comme la Chine). Enfin, bien que Bourguignon ne l’évoque pas expressément, le phénomène "d'économie d'urbanisations "  autour de méreopoles du savoir,  est par ailleurs aussi bien observé dans les pays développés que dans les pays émergeants ou émergés (à l’image de la Chine et de l’Inde). Comme on le voit, le monde est donc loin d’être plat ou même assimilable à un « village global »… Il demeure largement inégalitaire, en particulier quant à l’accès à la connaissance (plus qu’à l’information).

De quelques pistes et recommandations.

Nous recenserons et synthétiserons, pour clore cette problématique, un certain nombre de pistes et recommandations diversifiées, centrées sur la création du savoir, en tant que bien public, plus égalitaires et moins contraignantes.

-Sanctuariser les dépenses d’investissements publiques de R&D et d’éducation dans le cadre de budgets des États européens, labellisés par une autorité européenne, comme le propose notamment l’économiste Tirolle dès 2003 avec quelques autres dans La documentation française sous le titre de : Propriété intellectuelle, rapport du conseil d’analyse économique.

-Mobiliser un levier fiscal, de manière à stimuler plus fortement l’investissement orienté vers la connaissance pour reprendre les suggestions d’économistes comme Mouhoud et Plihon en 2009, dans leur ouvrage, Le Savoir et la Finance. Plus généralement, comme le suggère Plihon (en référence à la notion de « bien commun mondial » de l’information et de la connaissance, sur laquelle nous reviendrons dans le dernier point), taxer les revenus issus des brevets industriels au motif que toutes les productions industrielles utilisent, pour une bonne part, un fond commun appartenant de façon indivisée à l’ensemble de l’humanité. Ces recettes pourraient, selon Plihon, financer les systèmes éducatifs et de recherche dans les pays de la périphérie, afin d’y favoriser la production et la diffusion de savoirs, en particulier au moyen des T.I.C.

-Augmenter le montant des ressources des institutions françaises susceptibles d’appuyer l’aide et le financement d’innovations associées à des projets prometteurs. Il existe déjà des acteurs comme OSEO et CDC entreprise, en particulier sur les territoires. Ils restent cependant insuffisants pour répondre aux besoins.

-Gérer équitablement la « fuite des cerveaux », en particulier entre les pays du Nord et ceux du Sud. Ces mouvements semblent s’accélérer et contribuent sensiblement à accroître les déséquilibres cognitifs et les inégalités entre les pays du Nord et ceux du Sud. Dès 1974, des auteurs comme Bhagwati et Hamada avaient proposé d’instaurer une taxe assise sur le « brain drain » et donc prélevée sur les migrants possédant un niveau d’éducation et de qualification élevée. Elle vise à dissuader le brain drain et à répartir les dépenses d’éducation entre le Nord et le Sud. Cette proposition demeure à notre sens, toujours pertinente. Mais il serait nécessaire de l'ajuster en la rendant plus équitable, en faisant en sorte que le pays d’origine du migrant bénéficie de la taxe versée, non pas par le migrant, mais bien par le pays d’accueil, bénéficiaire effectif de cette ressource intellectuelle.

-Reconnaître et considérer effectivement le savoir comme étant « bien public mondial » (B.P.M.). Ce concept – dont la définition d’origine remonte à deux courtes contributions publiées dans les années cinquante par  Samuelson – a trouvé un prolongement plus récent, particulièrement dans un ouvrage publié en 1999 par le PNUD, intitulé Les biens publics mondiaux : coopération internationale pour le 21e siècle, ayant bénéficié d’un fort retentissement. Relevons que parmi ces biens figurent en très bonne place le savoir, l’éducation et la santé. L’UNESCO a également proposé en 2000 « la mise en œuvre et la promotion d’un "domaine public mondial" qui serait accessible à tous ». Dans cette perspective, la connaissance, et plus généralement le savoir en tant que B.P.M., devrait pouvoir circuler plus librement sur la totalité de la planète, en particulier dans les pays du Sud. Nous pouvons à ce stade formuler le vœu que l’UNESCO, qui attribue par ailleurs la liste et la reconnaissance, tant recherchée, des patrimoines mondiaux, puisse également définir une position de principe adaptée aux B.P.M., notamment dans le champ du savoir. Cette institution, aux ressources relativement limitées, pourrait par exemple contribuer à favoriser la diffusion et l’utilisation de manière plus équitable du savoir (mais aussi d’autres B.P.M.), sous des formes à déterminer, en reprenant certaines propositions suggérées ci-dessus. De ce point de vue, la contribution au financement et la redistribution d’une partie des ressources issues de la propriété intellectuelle (via un prélèvement sous forme de taxe, nécessitant obligatoirement l’accord des pays concernés) parait pertinente. Toutefois, la mise en œuvre de telles dispositions demeure particulièrement complexe au regard du poids et de l’influence relativement faible de l'UNESCO, comparativement à d’autres institutions internationales singulièrement plus puissantes comme le FMI, la Banque mondiale ou l’Organisation Mondiale du Commerce. Une coopération plus marquée sur cette problématique cruciale serait plus qu’opportune.