La gestion du savoir fait l’objet d’une attention de plus en plus soutenue depuis une vingtaine d’années notamment dans les grandes organisations. La transfor-mation numérique en cours contribue naturellement à accélérer et étendre sa pratique et ses usages. Cette conviction est étayée par une série d’entretiens réalisés auprès d’interlocuteurs appropriés au sein d’une vingtaine de grands groupes français, dans le cadre d’un travail de recherche.
A lumière de cette série d’entretiens, issus donc du terrain, nous observons que ces grandes organisations ont le plus souvent investi et travaillé, ces dernières années, sur la base de deux approches différenciées : une approche fondée sur la capitalisation et une approche plus centrée sur la collaboration, dont il est heureux qu’elles soient tendanciellement en voie de réconciliation.
L'APPROCHE FONDÉE SUR LA CAPITALISATION DES SAVOIRS.
Cette approche fondée sur la capitalisation et la structuration des savoirs, est assurément la plus ancienne. Elle repose sur l’idée qu’il convient de stocker et accumuler des savoirs, le plus souvent de nature formels et explicites au sein de bases de données structurées, parfois qualifiées d’entrepôts, de manière à pouvoir les utiliser, les réutiliser et les enrichir. En pratique, cette alimentation et cette validation, étant souvent réservée aux seuls « sachants », experts ou professionnels, reconnus et légitimés, de manière à assurer une indispensable interactivité entre stocks et flux de savoirs. On trouve ainsi au sein de ces entrepôts, des savoirs sous forme de contenus divers, comme des modes opératoires, des guides, des référentiels techniques, etc. Cette approche est souvent le fait des grandes firmes industrielles dites « à risque » (comme par exemple, l’industrie nucléaire), mais aussi de certaines organisations de type bureaucratique. En général, ces organisations fonctionnent de manière relativement cloisonnée et silôtée avec une culture hiérarchique marquée, parfois matinée du « secret ».
L'APPROCHE REPOSANT SUR LA COLLABORATION AUTOUR DE L'ÉCHANGE DE PRATIQUES.
A l’opposé, la démarche reposant sur la collaboration et la socialisation relève en effet, d’une autre logique. Plus récente et associée notamment au dévelop-pement des réseaux sociaux d’entreprises et des communautés professionnelles numériques, elle est plus orientée vers le partage de pratiques professionnelles (voire extra professionnelles), centrées sur des contenus plus informels, subjectifs ou tacites. Ce peut être le cas, par exemple, de partage de « belles histoires », de récits professionnels utiles, à travers l’usage notamment de vidéos, de photos illustratives. Les organisations observées qui se positionnent dans cette démarche, sont souvent caractérisées par une hiérarchie assez légère et des valeurs fondées sur la confiance, la proximité et la décentralisation. Mais, certaines se heurtent à une limite liée parfois à leur succès : l’insuffisance, voire l’absence de capitalisation formelle, de sorte que nombre de ces échanges restent « flottants » et non réutilisables.
UN NOUVEL ÉCOSYSTÈME COLLABORATIF ARTICULÉ AUTOUR DE LA GESTION ET DE LA CIRCULATION DES SAVOIRS ET DES PRATIQUES.
Il est ainsi intéressant de souligner que, de part leur culture, leur métier, leur style de management, leurs enjeux, leur rapport au savoir, etc., les entreprises observées sont souvent initiées la mise en œuvre de la gestion des connaissan-ces, via l’une des deux logiques : soit la capitalisation, soit la collaboration. Mais, une tendance nouvelle et prometteuse apparaît à la lumière de la transformation numérique en cours et le recours massif aux réseaux sociaux qui ont désormais largement pénétré la majorité des grandes entreprises. Elle se concrétise, à travers la constitution d’un nouvel écosystème collaboratif, articulé autour de la gestion et de la circulation des savoirs et des pratiques, à la fois plus ouvert et structuré.
Ainsi, on observe, que des entreprises qui s’appuyaient sur la logique de capitalisation et de structuration des connaissances formelles, en saisissent à présent les limites. A savoir, la nécessité de s’ouvrir vers des pratiques plus participatives via des réseaux sociaux actifs et des communautés profession-nelles, permettant la construction d’échanges contributifs confiants, fondés sur des pratiques informelles ou des idées utiles, et non plus réservées aux seuls savoirs formels issus des seuls « sachants ».
Inversement et complémentairement, des progrès sont accomplis, pour éviter le phénomène d’infobésité des contenus dans les entreprises se positionnant dans la démarche de la collaboration. Par exemple, à travers le recours à des curations de contenu sous forme de (ré)éditorialisation, tel un digest hebdomadaire, voire de formalisation de « books of practice » via des communities managers. Toutefois certaines firmes ne souhaitent pas capitaliser ces pratiques, entendant ainsi privilégier les échanges sociaux interactifs. Dans tous les cas de figure, cependant, les entreprises ne peuvent faire l’économie d’une question capitale et pragmatique : quels usages souhaite-elle privilégier au regard de ses enjeux stratégiques et quels bénéfices désire-t-elle en retirer.
Ce nouvel écosystème collaboratif en cours d’extension (même s’il restera souvent teinté par une de ses deux dominantes) traduit, et c’est heureux, une forme de maturité à travers la rencontre dynamique des technologies de type 2.0 et le savoir via son usage au sens large. La transformation numérique bien pensée, dans sa double dimension cognitive et sociale, est devenue désormais incontournable pour survivre et croitre.